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Le séminaire « Dispositifs audiovisuels, industries de l’imaginaire et professionnels de l’écran » a accueilli, le 24 octobre 2017, John Ellis, professeur à la Royal Holloway University de Londres. Dans le cadre de sa conférence « How television used to be made? », ce chercheur et ancien producteur de télévision a présenté le projet de recherche ADAPT qui vise à étudier les techniques et pratiques de la production télévisuelle en Grande-Bretagne avant la généralisation du numérique.
Par Roxane Gray
“How television used to be made?”. Le titre de la conférence prononcée par John Ellis résume tout autant la recherche d’une meilleure compréhension du fonctionnement de la production télévisuelle que les questionnements auxquels font face les chercheurs/euses en histoire des médias pour y parvenir. La production télévisuelle, parent pauvre des recherches sur les médias, demeure mal connue. Cette situation favorise une mauvaise compréhension des conditions de production de télévision au sein des recherches académiques, concernant notamment le rôle des technologies et des professionnels dans le processus des productions des émissions. Retour, par le prisme des expériences et projets menés par John Ellis, sur quelques modalités d’approche de l’histoire de la télévision.
Un parcours à la croisée des mondes médiatique et académique
Le parcours professionnel de John Ellis, à la croisée des milieux académique, télévisuel et cinématographique, est un exemple probant des possibilités d’interactions entre ces différents mondes. En 1982, le spécialiste des médias publie Visible Fictions, ouvrage dans lequel il compare les modes de production et de réception du cinéma et de la télévision. Partisan d’une analyse conjointe de ces médias, l’universitaire dispose néanmoins d’une expérience et d’une connaissance différenciées de ces deux univers. S’il est membre de plusieurs organisations de cinéma telles que l’association des réalisateurs indépendants ou le magazine Screen consacré à l’industrie du cinéma, son expérience de la télévision se résume, quant à elle, à celle d’un téléspectateur : “I approach broadcast TV from a more common position, as one of its anonymous and fragmented audience.” (Visible Fictions).
Son engagement au bureau de production du British Film Institute – établissement public chargé d’encourager et de promouvoir le développement de la télévision et du cinéma au Royaume-Uni – conjugué aux mutations du paysage audiovisuel britannique, lui ouvrent néanmoins, au début des années 1980, l’accès à la production télévisuelle. En 1982, cette institution participe en effet à la mise en place de Channel 4, une chaîne privée créée afin de rétablir l’équilibre d’un paysage audiovisuel occupé par les deux chaînes publiques de la BBC et la chaîne privée détenue par ITV. La structure originale de Channel 4, qui ne produit pas en interne mais finance des programmes produits par des structures extérieures, amène John Ellis à fonder, avec deux producteurs de télévision, la boîte de production Large Door. De 1982 à 1985, celle-ci produira pour la chaîne nouvelle-née le magazine télévisé Visions consacré… au cinéma !
Premier extrait du sujet « Cinema in China » de Visions diffusé en 1983 sur Channel 4:
D’abord observateur extérieur de la télévision, John Ellis en découvre ensuite les modalités de production, ses règles et spécificités ; expérience qu’il mettra à profit dans ses recherches, à l’instar de la réédition augmentée de Visible Fictions, publiée en 1992. L’apprentissage du métier de producteur de télévision exercé durant près de vingt ans a donc nourri son approche de chercheur et a contribué à changer sa vision de la production. John Ellis fait converger son regard de chercheur et l’œil du praticien de la télévision sur son objet d’étude tout en soulignant la difficulté d’approcher le monde télévisuel sans la maîtrise de ce double langage :
“I realized that I can talk as a professional. I know the kind of way of speaking. I can understand the assumption which is driving somebody to make the statement they are making. I think it is a major problem for anybody which has no the experience (…) It must be very difficult for a person without experience to be able to adopt a position when you know enough in order not asking stupid questions but also not too much to ask questions which require no answers.” (Entretien avec John Ellis, 24 octobre 2017)
Pour une meilleure compréhension de la production télévisuelle : l’exemple de Visions
L’étude de la production télévisuelle pose en effet aux chercheurs/euses de nombreuses interrogations. Quels outils et approches adopter pour appréhender les conditions de production d’une émission télévisée dans une perspective historique ? Comment limiter la formulation de jugements inappropriés sur le fonctionnement de la production à la télévision ? En bref, quels rapports entretenir avec ce terrain d’étude ? L’expérience de production télévisuelle telle qu’elle est racontée par John Ellis offre de nouveaux cadres d’analyse aux chercheurs/euses.
Le point de vue du professionnel de télévision incite, avant tout, à ne pas négliger les caractéristiques matérielles du média. Celles-ci influent en effet sur les choix opérés en termes de production. John Ellis explique, à cet égard, que les formats utilisés par le magazine télévisé Visions sont en grande partie déterminés par des contraintes de temps et d’argent : “We planned mixture of cheap and expensive” (Entretien avec John Ellis). Les premiers sujets de l’émission, des revues de cinéma basées sur l’interview d’une dizaine de minutes d’un invité, reposaient en fait sur une pratique flexible et peu coûteuse.
Le récit de la production de Visions rend également attentif les chercheurs/euses au caractère résolument pratique, non déterminé voire parfois improvisé du processus de production. « I think I understood how difficult it is, what an incredible achievement to get to make a film and what a risk it is, when everything fall together and makes a film or a television program, which is exceptional.” (Entretien avec John Ellis)
Le cas de Visions souligne enfin l’influence de l’institution télévisuelle et de ses différentes parties prenantes sur la production de l’émission. Channel 4 devait en effet répondre aux objectifs fixés par un mandat d’engagement de service public : être innovante et créative tant dans la forme que dans les contenus de ses programmes. La série Visions a, dans ce sens, abordé le cinéma anglais et international par le biais de formats diversifiés : montage de clips, critiques, interviews, portraits, ou encore reportages sur un événement particulier. L’originalité de la série Visions, conjuguée à sa programmation irrégulière sur la chaîne, n’a néanmoins pas su constituer un rendez-vous familier pour ses téléspectateurs.
Ces quelques remarques méthodologiques trouvent leurs échos dans le courant de recherche anglo-saxon des media industry studies qui s’intéresse aux modalités de production des médias ainsi qu’à leur aspect industriel et matériel. L’intérêt longtemps dévolu aux rapports entre la signification d’une œuvre et son auteur a laissé place à des interrogations diversifiées sur les contextes institutionnels, économiques et industriels dans lesquels le produit s’inscrit, sur les modalités d’organisation des entreprises médiatiques et sur ses interactions avec ses parties prenantes.
Le projet ADAPT : une approche novatrice de l’histoire de la production télévisuelle
Vidéo promotionnelle des simulations de tournages de films en 16 mm:
Les recherches récentes sur la télévision invitent à lier une histoire des métiers et des techniques afin de développer la compréhension des programmes télévisés par une approche plus pragmatique et matérielle. Cette focale sur les pratiques au travail est le parti-pris du projet de recherche ADAPT, fondé en 2013 et financé pour une durée de cinq années par le Conseil européen de la recherche. Ce projet, qui met en contact des anciennes technologies télévisuelles, aujourd’hui obsolètes, et leurs utilisateurs de l’époque, présente un véritable intérêt historique puisqu’il dévoile les processus de production du média avant l’arrivée du numérique. Ces simulations de travail collectif ont été filmées dans des configurations particulières (le tournage d’un film en 16 mm, le tournage en extérieur) et ont été complétées par la réalisation d’entretiens individuels et collectifs au cours desquels ces professionnels sont revenus sur leurs pratiques de travail.
Cette approche novatrice offre au chercheur/euse de nouvelles manières d’interagir avec les professionnels et d’analyser le fonctionnement de la production télévisuelle. ADAPT ouvre aussi de nouvelles perspectives à l’utilisation de l’histoire orale, moins centrée sur les récits de vie mais davantage sur les modalités d’utilisation de la technique. La présence physique de l’objet technique permet en effet de visualiser ses modalités de mise en œuvre et d’utilisation par les professionnels de télévision.
“Even having the piece of machinery in the room with you, the person talks differently. You can ask him to show you something, the presence of the physical objects. A lot different kinds of memories come and different ways of speaking and analyzing. You’re breaking through”. (Entretien avec John Ellis)
Simulation de l’installation d’un plateau de tournage pour une interview réalisée avec une caméra Eclair et un magnétophone Nagra:
Les interactions entre les spécificités des techniques de télévision et leurs usages par les professionnels ont permis de comprendre d’une manière pratique le fonctionnement de la production télévisuelle. Les simulations d’ADAPT ont en effet démontré les difficultés quotidiennes liées à la production de contenus télévisuels : chaque situation de tournage apporte ses propres défis et défaillances mécanique ou électronique. Si les capacités des technologies fixent des limites sur ce qui peut être réalisé ou non dans le contexte physique du lieu de tournage, le cadre institutionnel lui-même, en exigeant une utilisation fiable et répétée de ces techniques, influence leurs modalités d’utilisation par les professionnels.
Les équipes de télévision mettent donc en place des routines et disciplines de travail afin de réduire les difficultés techniques et de rendre plus efficace le processus de production. Celui-ci apparaît donc plus que jamais comme le fruit d’un travail collectif, au sein duquel de nombreux techniciens, aux cultures professionnelles diversifiées et aux rôles spécifiques dans le processus de production, travaillent ensemble pour fournir, à chaque situation de tournage, une réponse adaptée. Loin d’être des formations stables et préétablies, les industries médiatiques sont, au contraire, le fait d’activités hybrides et le fruit d’un travail collectif sans cesse renouvelé.
Cette rencontre avec John Ellis a apporté un nouveau regard sur le milieu télévisuel et son histoire, en soulignant notamment l’importance des caractéristiques techniques de la télévision, la variabilité du processus de production et la diversité des acteurs impliqués en son sein. En somme, un regard de chercheur éclairé par une pratique de la production télévisuelle. John Ellis « sait parler les deux langages » et le grand apport du projet ADAPT qu’il dirige, en plus du renouvellement historiographique qu’il promeut, consiste à (re)créer cette mise en contact ; cette opportunité, pour le chercheur, de s’approprier ce langage brut, inséparable de la réalité matérielle dans lequel il s’inscrit, et ainsi, de faire évoluer ses propres cadres d’analyse. Ce cadre de recherche, propice à la mise au contact et à la compréhension du langage de l’autre pourrait, par ailleurs, ouvrir des pistes de recherche fécondes en termes de comparaison internationale.
Références
Entretien avec John Ellis le mardi 24 octobre 2017 suivi de sa conférence « How television used to be made ? »
John Ellis, Visible Fictions, Routledge, Londres, deuxième édition, 1992.
John Ellis, “Visions: a Channel 4 experiment 1982-85” in Laura Mulvey et Jamie Sexton (dir), Experimental British Television, Manchester University Press, 2007.
Le site et la chaîne Youtube du projet ADAPT Television History